L’armoire ensorcelée…
Elle ne payait pas de mine, c’est vrai. Je me suis demandé longtemps ce qui avait pu me faire débourser $10 pour l’acquérir, un certain matin, dans une vente de garage. D’un blanc douteux, elle était parsemée d’éraflures, ses portes coulissantes étaient tellement rouillées qu’il fallait les soulever pour les glisser de côté. J’aurais dû me méfier de cet attrait irrésistible… en fait, c’était une armoire magique et elle m’avait ensorcelée pour arriver à ses fins… Ou plus exactement, à sa faim…
Elle débuta sa nouvelle existence bien tranquillement, dans ma cave, à accumuler la poussière et multiplier ses taches de rouille. Mais un jour, ayant besoin d’espace de rangement supplémentaire, je sus que son heure était venue. Elle allait reprendre du service. Un demi-litre de Hertel plus tard, elle fleurait bon mais avait encore son petit air négligé. Ma foi, j’avoue que ça lui donnait un certain charme, enfin, c’est ce que je me dis à l’époque.
Son magnétisme était tel, qu’en plus des petits aimants qui retenaient de très séduisantes photos, je lui confiai mes objets les plus précieux. Jusqu’à la semaine dernière. C’est là que je fis une découverte pour le moins étonnante et ma foi, effrayante : cette vieille étagère à l’allure inoffensive avait été jadis une ogresse. Sans doute qu’un magicien, écoeuré par sa goinfrerie, lui jeta un sort, la transformant en casier métallique pour l’éternité. Au début, ce n’était qu’une supposition que mon esprit plutôt rationnel fut tenté de rejeter. Mais la preuve fut accablante… Et j’en frissonne encore, surtout les matins frisquets.
Jugeant que ses dimensions en feraient un intéressant garde-manger pour Lise qui emménagera la semaine prochaine, j’entrepris de vider la fameuse armoire. Horreur et abomination! En soulevant les portes coulissantes (ça ne s’était pas arrangé avec le temps), je retrouvai certains de mes trésors profanés… Sur la dernière tablette du bas gisaient trois paires de bas de laine que Maman Fée avait tricoté spécialement pour moi, il y a longtemps. Des tout rouge, des bleu-blanc-rouge et des rouge et blanc (la laine rouge était en solde à cette époque). J’écris « trois paires », mais en fait, je trouvai des bas unijambistes ; enfin, les bleu-blanc-rouge étaient bien en paire, mais l’immonde goinfre avait déjà commencé à en grignoter les talons qui n’étaient plus que des trous béants… Et manquaient à l’appel une chaussette toute rouge et une autre rouge et blanc… Dévastée, je me retrouvai donc avec des bas impairs et qui plus est, à demi dévorés.
Je sais que j’ai le devoir de mettre Lise au courant de cette affreuse découverte. Elle n’en attend pas moins de moi, car c’est mon amie. Elle me fait confiance et si je veux que notre cohabitation se passe harmonieusement, je me dois de tout lui dire, enfin, presque… à quoi bon après tout lui confier que l’armoire ensorcelée se nourrit exclusivement de bas de laine rouge… Ce qu’on ne sait pas ne fait pas mal, dit-on… Comme ça, si parfois, étrangement, il disparaissait de son garde manger des trucs comme je sais pas moi, du chocolat ou de délicieux petits biscuits, ben, elle ne pensera pas à me soupçonner et croira que c’est la faute de la méchante et gloutonne armoire ! Et ainsi, notre précieuse amitié toute neuve sera préservée…
Mais ça reste entre nous, hein ?