- Tenu à l’écart? On veut que je sois tenu à l’écart? Grommela Gustave, intérieurement.
Il faisait les cent pas, piétinant l’herbe encore mouillée par la rosée du matin. Il avait surpris une conversation entre ceux qu’il considérait pourtant comme ses meilleurs amis. Sans même le consulter, ils avaient décidé qu’il ne participerait pas à la chasse qui allait débuter d’un moment à l’autre. Au loin, il vit les concurrents se regrouper et, malgré la distance, il put sentir leur fébrilité. Secrètement, il espérait un mot, un geste ou, du moins, un regard, mais ses compagnons l’ignorèrent.
Gustave était déçu. Déçu et mécontent, car depuis son plus jeune âge, il adorait cette activité. Il possédait un flair remarquable. Et ce matin, contre toute attente, on avait exigé qu’il reste à distance. L’œil maussade, il épiait ceux qui, de l’autre côté de la clôture s’apprêtaient à commencer leur battue. N’eut été de son orgueil de mâle, il en aurait pleuré; il réprima avec peine un gémissement et, profondément contrarié, il tourna le dos aux traitres qui semblèrent avoir oublié jusqu’à son existence.
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Il n’était qu’un adolescent dégingandé lorsque, au beau milieu de l’hiver, il avait fait son apparition à la ferme des Quatre Chênes. Il errait par les chemins depuis un bon moment déjà, trouvant sa pitance chez des fermiers au grand cœur qui lui offraient le gite et de quoi se sustenter. On avait bien tenté d’en savoir davantage sur lui, de découvrir qui était sa famille et d’où il venait mais, chaque fois, leurs questions étaient demeurées sans réponse.
Vagabond dans l’âme, il ne s’arrêtait jamais longtemps chez ses hôtes. Au bout d’un moment, parfois un jour ou deux à peine, il reprenait la route sans se retourner. Souvent on l’avait supplié de rester et même, à quelques reprises, on avait tenté de le retenir, en vain. L’appel de la liberté était puissant et couvrait le murmure de ceux qui n’avaient su toucher son cœur.
Mais un jour, alors qu’il avait presque oublié ce qu’était un vrai repas, il s’était retrouvé sur une petite route enneigée qui l’avait mené devant une grande demeure blanche aux fenêtres garnies de volets verts. Il avait entendu des voix et des rires joyeux qui provenaient de la maison. Soudain, une porte s’était ouverte à la volée et trois jeunes enfants avaient dégringolé les marches en chahutant. Les bambins s’étaient arrêtés nets en apercevant celui qui se tenait campé au milieu de l’allée et, rapidement, l’avaient entouré.
- T’es qui toi? Avait demandé le plus petit des trois en dévisageant l’inconnu.
-Maman! Papa! Vite, venez voir, on a de la visite! S’était écrié l’aîné du haut de ses huit ans.
Intrigués, les parents étaient sortis sous le portique et, en apercevant le visiteur, s’étaient empressés de rappeler les enfants. Le père s’était alors avancé vers le nouvel arrivant, la main tendue, en lui adressant gentiment la parole.
-D’où viens-tu et comment diable es-tu arrivé jusqu’ici? Lui avait-il demandé, sans obtenir de réponse.
-Allez, tu dois être affamé. Avait fini par dire le maître des lieux, avant de l’entraîner sous la véranda où il lui avait offert de quoi se désaltérer et se rassasier.
Les enfants, curieux, n’avaient cessé de lui tourner autour. Leurs parents avaient dû les gronder afin qu’ils laissent leur invité se reposer. Mais le benjamin, fasciné, ne pouvait détacher ses yeux de cet étrange visiteur.
- Comment tu t’appelles? C’est quoi ton nom? Tu veux pas me répondre? C’est pas grave, je vais t’appeler Gustave. Moi, j’aime ça Gustave. Avait débité d’une traite le petit garçon.
C’est ainsi qu’avait été baptisé ce vagabond silencieux qui, peut-être grâce à la présence des enfants, avait prolongé son séjour, finissant par s’incruster à la ferme des Quatre Chênes. Gustave le nomade était devenu sédentaire et, au fil des semaines, s’était profondément attaché à sa famille d’accueil.
Fin chasseur, il avait gagné sa croute en éloignant les renards et les belettes du poulailler. Les parents, au départ méfiants, s’étaient vite rendu compte qu’ils pouvaient faire confiance à Gustave, acceptant même de lui confier la garde des enfants qui, d’ailleurs, ne le lâchaient pas d’une semelle.
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Depuis son arrivée, il n’avait pas émis le moindre son et les enfants avaient cru qu’il était muet. Puis un jour, alors que le soleil printanier réchauffait la terre à peine sortie de son long sommeil hivernal, un hurlement à glacer le sang s’était fait entendre. Le père, qui travaillait dans la grange, était sorti en trombe, essayant de déterminer d’où venait le cri. Un second hurlement l’avait fait se précipiter derrière les bâtiments et, horrifié, il avait aperçu son petit garçon au milieu de l’étang. Gustave s’y trouvait aussi et tenait le bambin par le col de son manteau, tentant de le tirer vers la berge.
C’est ce jour-là, qu’unanimement, il avait été décidé que Gustave allait devenir officiellement un membre de la famille. Depuis, tous n’avaient cessé de le féliciter et de lui prouver leur reconnaissance et leur affection pour le courage dont il avait fait preuve.
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Dans son coin, Gustave boudait. La même question tournait sans cesse dans sa tête: pourquoi ne pouvait-il pas participer à cette chasse? Il était le meilleur et il aurait pu les aider. Il jeta un coup d’œil à la troupe et la vit se disperser en désordre, se chamaillant et lançant des cris perçants. Des amateurs, c’est tout ce qu’ils étaient! Ils n’arriveraient à rien de cette façon… Songea-t-il, furieux.
Puis, le regard de Gustave glissa lentement jusqu’au portail et s’alluma. Il n’avait rien à perdre…
La joyeuse bande s’était mise en route depuis cinq minutes à peine, lorsque Gustave tourna le coin de la grange pour s’élancer en direction du petit boisé. Les cris excités des enfants lui parvenaient, de plus en plus près. Immédiatement, son flair lui indiqua qu’il était sur la bonne piste. Il ne lui fallut que quelques minutes pour faire une première prise, puis une seconde et une troisième. Il se sentait déchaîné! Il exultait!
-Non! Gustave! Non! Crièrent les enfants en chœur! T’as pas le droit!
Mais Gustave fit la sourde oreille et poursuivit sa course folle au pied des arbres, sous les massifs de fleurs, allant jusqu’à retourner les petites boites colorées qui avaient été placées là le matin même. Si les enfants furent déçus de s’être fait damer le pion par leur ami, celui-ci perdit à tout jamais le goût du chocolat.
C’est ainsi qu’en ce dimanche d’avril, la chasse aux œufs de Pâques fut sabotée par Gustave, le chien de la ferme des Quatre Chênes.
Joyeuses Pâques!