Aujourd'hui, s'il avait été encore de ce monde, mon père aurait soufflé 85 bougies sur son gâteau d'anniversaire. Mais il nous a quittés le 3 juillet 1998 après avoir subi un second accident cérébro-vasculaire. La première attaque, en 1991, l'avait laissé avec une paralysie partielle, une légère perte de mémoire et un intellect passablement diminué. Cependant il lui restait tout ce qu'il fallait de ruse pour, au nom de sa paralysie, faire faire ses quatre volontés. Par contre, lorsque ma mère revenait d'une absence de plusieurs heures, il arrivait fréquemment qu'elle retrouve la pièce de mon père complètement réaménagée, le divan ayant pris la place de son lit, son vieux bureau de métal qui pesait une tonne, déplacé et le contenu du congélateur mis sans dessus-dessous, dans l'espoir d'y trouver une tarte ou un gâteau.
Lui jadis féru de politique, d'actualité et de lecture, n'avait plus la concentration nécessaire pour lire ou pour suivre ce qui se passait dans le monde et vers la fin, il s'abrutissait l'après-midi devant une télé débilitante ou encore il comptait le nombre de camions qui passaient devant la fenêtre du salon qui donnait sur la route tout près.
Quel contraste avec l'homme qu'il avait été. A l'époque où il était commerçant, il aurait réussi à vendre une moissonneuse-batteuse à un citadin . Il avait des opinions sur tout, des ambitions, des rêves et un sens de l'humour dont ses enfants ont hérité. Au début de mon adolescence, mon foyer devint une famille d'accueil. Plusieurs garçons et filles de tout âge défilèrent chez-moi, les uns pour quelques jours, les autres pour plusieurs années. Lili et Rolande furent de ce nombre. Une fois adolescentes, elles eurent bien sûr des copains que maman invitait parfois à partager notre souper. La blague préférée de mon père, au dessert, était de demander à l'amoureux timide et pétrifié s'il voulait un "bon morceau de tarte aux pommes avec une boule de crème glacée dessus". Évidemment, le garçon acceptait et là mon père lui répondait en souriant: "-Ah, si c'est dommage... on n'en a pas...".
Lorsque ma mère et lui vivaient encore sur la ferme, mon père répétait à qui voulait l'entendre "qu'il était le plus bel homme du rang 4". Et il avait entièrement raison! Notre rang comptait seulement trois maisons: la première était habitée par les "vieux garçons", deux frères très âgés, courbés et ridés comme des fruits séchés. La nôtre était au milieu, puis au fond, c'était la maison de la famille D. Le père de famille, un gentil monsieur et ancien bûcheron, avait des traits grossiers et un nez imposant. Malgré tout, l'affirmation de papa nous faisait rire. Et combien de fois l'avons-vous entendu répéter, un petit sourire aux lèvres: "Ah, que je suis dont tanné d'être beau, jeune et joli...".
Enfant, je n'ai jamais été proche de mon père et mon adolescence tumultueuse n'arrangea rien. Cependant, une fois adulte, je vis les efforts qu'il déployait pour se rapprocher. Rien ne lui faisait plus plaisir que lorsque j'acceptais de l'accompagner dans ses périples au Témiscamingue ou chez des "prospects" comme il appelait ses clients potentiels. Combien de fois, durant la période où je vécu dans ma première maison de campagne, dans un fond de rang en Abitibi, débarqua-t-il chez-moi pour venir prendre un café et me parler de politique, de machinerie agricole ou d'autres sujets que je trouvais barbants. Mais je voyais à quel point cela lui faisait plaisir d'être là et je l'écoutais, acquiesçais et lorsqu'il repartait, je savais qu'il était content.
Puis un jour, je décidai de prendre un congé sabbatique. Mon plan était simple: partir à Québec chez ma copine Josée-Ninon et prendre ça cool pendant un an. Puis retourner dans ma maison que j'avais louée, reprendre mon boulot et ma vie d'avant qui m'auraient attendue. Malgré le statut temporaire de mon absence, mon père fut très affecté par mon départ. Et pour la première fois de ma vie, je le vis pleurer lorsque j'allais dire au revoir à mes parents. Cela me bouleversa...
C'était en décembre 1987 et mon père était encore en santé; c'était avant que la maladie ne frappe et ne le change à tout jamais.
Mais dans mon coeur, il restera pour toujours "le plus bel homme du rang 4".
Fleurs sauvages qui poussent près du cimetière
de Saint-Maurice de Dalquier.